Apocalypse Beach, roman

par Tanguy Lambert | Sommaire

Le Salaire de la Peur

J’ai passé des dizaines de nuits japonaises à rouler en van sous le ronron d’Elvis Presley, seule cassette encore en ordre de marche dans ce foutu camion, – for my darlin’ I love you – la route de nuit avale les marqueurs jaunes du bitume en chantonnant Love Me Tender, le bras par la fenêtre joue avec les braises des cigarettes qui crépitent.

Koby, le co-pilote improvisé, délirait sur les karakoés mais dans ces tripaux sombres à mourir d’ennui des sous-sous-préfecture du Japon, bleds paumés à titres ronflants où cinq pelés désespérés de leur vie d’esclave salarié en costard et tailleur, tentent un after work osé dans un décor bricolé, dans ce choc des civilisations, l’arrivée de deux occidentaux est une entrée de tueur dans un saloon de western, portes coulissantes comprises, c’est aussi un rare phénomène vibratoire, les mecs hurlent comme si Marco Polo venait payer sa bière, et les filles crient en resserrant les genoux, réflexe local…

…chacun veut chanter avec toi… devinez quoi? … My Way by Elvis Presley only, pff… ces enfoirés de face de prune ne chantent que ça, c’est dingue, l’unique titre du répertoire nippon… and now the end is here… mais imbibés de saké à l’heure des salutations de départ il n’est pas trop compliqué de leur fourguer des pacotilles overprice en cadeau d’adieu… après deux tentatives, j’ai dis à Koby d’arrêter les conneries…

Arrivé à Tokyo avec 50 dollars, j’avais fait mon trou en trois mois comme vendeur de rue, des peintures imprimée sur aluminium, du kitsch au kilo encadré d’or ou d’argent. Débouler dans un pays inconnu sans argent était mon shoot de survie, une jubilation, j’adore, la débrouille à très haute dose est un euphorique inépuisable, le kif du beatnik, j’en rigole encore mais là j’étais dans un trou noir…

…assis sur un trottoir de Shibuya, face à au cinéma, les spots allumaient mon stand de survie, j’avais une chambre et des amis à Hoshida House, mais la bohème sans Montmartre n’est pas très drôle même au pays du soleil levant, alors quand Koby a pu avoir un van aménagé pour vendre en dehors de Tokyo et encaisser trois ou six mille euros chacun, j’ai dis ok, on y va…

…comme les deux gringos du Salaire de la Peur, ce camion allait nous sauver la mise, et l’expédition allait aussi sentir bon la glycérine en équilibre, la sueur pétillante et les accélérations sur la tôle ondulée… l’aventure arrivait, sortez les débardeurs il va faire chaud, c’est rien de le dire… c’est quitte ou double, si l’immigration te chope, c’est fini pour toi, c’est mort, la saisie, la zonzon, et la honte au mitard…

Koby c’est un bon gars, sorti sans un seul bobo de ses deux années de guerre règlementaire, on ne choisit pas son affectation, et on est pas obligé non plus de la commenter. Donc on récupère le van, un Ford Transit aménagé, une mini-cuisine visée au dos des sièges, puis un plancher en bois avec deux matelas et en dessous: le stock à vendre… le grossiste t’avance le tout, le van et la came, te donne la liste des dépôts pour recevoir les commandes passées par télex, et une carte du Japon, on fait les comptes à la fin.

Notre carte routière est taguée, les villes entourées de rouge sont interdites, la police de l’immigration connait la combine, d’autres villes barrées signale un stand à l’année: pas d’embrouille, ni de bagarre, tu peux y vendre une seule soirée – To Fill the tank – gagner un peu pour mettre de l’essence dans le réservoir et continuer la route, c’est la loi des hobos et des voyageurs… ailleurs c’est le western, la ruée vers l’or… vente illégale de nuit de préférence sur le territoire des Yakuza, jusqu’à deux heures du matin dans les vents sibériens… les voyous, les autres vendeurs, la police, la pluie gelée, il faut savoir être souple, et rester calme quand les poings américains sont de sortie, l’hiver est froid et les places sont rares, au far west celui qui tire le premier a souvent raison… les autres sont priés de creuser !

On commence par les montagnes au nord-ouest de Tokyo, frigorifiés dans notre camionnette à la con, on décide rapidement de partir vers le soleil, tout en bas, Nagoya, Kyoto, Osaka, Kobé, un peu de ventes et des ballades, un jour on entre par erreur dans un temple shintoïste, un couple et un bébé habillé de blanc, c’est très beau, l’officiant s’approche et nous explique qu’il est totalement interdit d’assister au baptême… ah zut, me voilà bien, sacrilège chez les samouraï, je suis mort…mais dans un sourire ajoute que nous sommes autoriser à rester…

Ouf ! j’ai donc une fois dans ma vie au moins, échappé à une décapitation shintoïste en place publique, tout le monde ne peut pas s’en vanter, même à l’heure de l’apéro…

Puis le ferry pour Tokushima, une grande ile bizarre qui me donnait des frissons le temps était pourri, tout était moche et désespérant de banalité, Plestin-les-Grèves à la Toussaint en pire… et fuir encore les morsures de l’hiver pour le smooth du sud.

On roulait toujours de nuit, c’est plus fluide et on consomme moins… Vers six heures, je grimpe une route de montage – love me sweet – le jour commence à percer la forêt dense en arrivant sur la crête, et stop, je pile… on est juste au-dessus d’Hiroshima, et le soleil impérial se lève sur cette cuvette en bord de mer, le ciel est rouge orange, la mer scintille d’un vermillon vif, le soleil est un rond sorti des eaux, les rivières qui partent vers l’océan sont des coulées de laves striant la terre noire, comme si je voyait la bombe exploser en direct… wahoo! le choc… grandiose…

Hiroshima est une très belle ville fleurie, je gare le van en face du monument vitrifié et immobile, sur l’autre rive dans une contre-allée ombragée, je n’ai pas trouvé de place ailleurs, un couple de japonais âgés de retour du marché nous souhaite la bienvenue avec une petite fleur sortie de leur bouquet, j’y resterai trois jours sans sortir le stand, cette ruine nous regarde et je l’observe.

Hiroshima !

L’Empereur

Le parrain Yakuza