Apocalypse Beach, roman

par Tanguy Lambert | Sommaire

Adam’s Peak, 1998

Je vais monter à 2 243 mètre pour rejoindre le temple au lever du soleil… il est minuit, il fait bon, j’ai juste un t-shirt et un sac léger, je sort de la Yellow House, une romantique maison au pied de l’Adam’s Peak, des murs épais colorés, des portes voutées, un très beau couple de ceylanais trentenaires, moderne sans être occidentalisé, doucement bienveillant, m’a servi pour diner un énorme curry végétarien sur un lit de riz complet craquant, je suis chez eux, c’est beau et paisible, c’est un bonheur, il n’y a qu’un chambre, j’ai dormi trois heures…

…l’hôte m’indique simplement la direction, je rejoins les premières silhouettes qui forment déjà un léger flux, je suis dans le seul grand pèlerinage commun à plusieurs religions: les marcheurs sont chrétiens, hindous shivaïstes, musulmans ou bouddhistes, theravada bien sur… tout là haut sur un pierre ronde, tous veulent toucher une marque d’un mètre ressemblant à l’empreinte d’un pied, et dans un grand élan de syncrétisme dont seule l’Asie a le secret, chacun se l’est appropriée, le pied d’Adam, de Shiva, de Mahomet, de Bouddha, finalement comme ça au moins c’est plus simple… non ?

… un peu après la sortie du bourg, je lève les yeux, wahou !!! une chenille de lumière parcourt la montagne jusqu’à là cime que l’on distingue sur fond de ciel étoilé, un cône noir qui se dresse vers le ciel, et plus j’avance et plus la guirlande lumineuse du trajet se précise, ce n’est pas une piste, un chemin de pierre aménagé, 4 500 marches à gravir. Allant plus vite je rattrape rapidement la foule des pèlerins et le trajet commence à être difficile, physique, tu grimpes marche par marche avec le petit peuple de Ceylan, les femmes en saris, les dames agées qu’il faut aider, les smalas en tissus bariolés, ils font parfois le rêve d’une vie, ça souffle, ça transpire, ça commence à sentir l’effort dans la nuit tropicale…

… tous les 500 mètres ou presque une halte est aménagée, ce sont leurs lumières qui forment une guirlande magique dans la montagne, des chaï shops proposent le thé brulant à la cannelle et des somosas aux épinards, mais aussi des sodas et des crêpes à la coco, des cigarettes, et à ma grande surprise, des stands de crème au camphre distribuent heureusement des échantillons, une sorte de Baume du Tigre local. Ces pauses sont bienvenues, les muscles sont chauds, il reste des heures d’ascension…

…plus ça monte plus la pente est raide, et le flux des pèlerins se resserre, beaucoup abandonnent, c’est maintenant épaule contre épaule, la nuit sent la sueur et l’encens, les parfums rares, les souffles courts se mélangent, ça râle, ça encourage, on se donne la main quand c’est difficile, t’es plus dans un pèlerinage du tout, c’est l’arrivée d’un marathon à l’arrache, les cuisses brulent, les t-shirts sont trempés, les épaules des hommes en débardeurs et les ventres des femmes en saris brillent de sueur, les religions se sont mélangées… et puis c’est la délivrance, l’arrivée au temple, chacun vient toucher l’empreinte du pied gardée par des policiers rigoureux, le moindre faux pas religieux est rectifié avec autorité, si tu as le malheur de tenter de t’assoir par terre, le canon du fusil entre les yeux te fait vite comprendre qu’on est dans un temple et qu’on y pose pas ses fesses… puis, comme le vent est frais il faut vite se changer et passer les gros pulls avant d’être congelé sur place

…le plus beau arrive, l’imprévu magique, le soleil commence à se lever, des raies de lumières jouent avec les reliefs autour, le jour s’avance, puis le temple s’illumine d’un coup et tu réalises l’incroyable décor, isolé sur un pic à 2 243 mètres, tu vois la totalité sud de Ceylan, jusqu’à la côte et la mer de l’Océan Indien, totalement bluffant, un paysage incroyable, et tu as compris qu’il faut surtout être là pour le lever du soleil et pas pour le pied divin, même s’il est gravé dans la roche – Om Namah Shivaya *

EN 1998 Ceylan est encore en guerre totale avec les Tigres du Tamoul, je suis le seul occidental au pèlerinage, et nous sommes très rare à Colombo en état de siège, barricades et blindées partout, les attentats suicides sont courants, impressionnant… ce pays est une merveille, c’est un jardin des dieux…

*célèbre mantra chivaïsme que l’on peut traduire par, « avant c’était le vide, maintenant je salue ma liberté »