Apocalypse Beach, roman

par Tanguy Lambert | Sommaire

Le cadastre de Ban Taï, 1988

Je retiens mon souffle, le chef tribal tourne le cadastre qui glisse au ralenti en un demi cercle magique, un grand format de feuilles jaunies, je vois tout qui bouge, la typographie danse, l’écriture est sans ponctuation c’est le foutoir, et un long doigt souple me montre la case cible et me sort du pétrin, la petite assemblée en chemise de charpentier m’encourage de sourires doux, la main paraphe, ça y est, c’est fait, un bout du royaume de Siam est à moi.

Trois hectares de cocoteraie et de jungle à flanc de montagne, je n’allait quand même pas prendre un bout terre au bord du lagon, le bungalow sur pilotis est d’une banalité absurde, il me fallait un endroit magique, un spot symbolique pour marquer mon territoire, une maison bleue dans la forêt primaire, puis les formules de politesse. Salut Wai mains jointes posés sur le menton et tête baissé, on peut filer, il faut encore palabrer avec le propriétaire en argot thaï du sud et s’enivrer au lao kao qui ne ferait pas trop peur à une polonaise au petit déjeuner, partager le bétel rouge des chamans qui enflamment les gencives, une dernière cigarette de mauvais tabac brun entre deux feuilles d’herbes séchés, et c’est bon… j’attrape ma machette, je remonte la cocoteraie vers la montagne, je dormirai sur ma terre sur une simple natte.

Bref, après douze mois de body building non-stop, de vautrage dans la boue sous des trombes d’eau en jurant tous les mots de la rue de Siam, d’équilibre à dix mètres du sol pour percer les poutres à la chignole à main, pas question de se servir une seconde de l’électricité, faut pas déconner, on est écolo radical ou pas, ce rêve de maison commençait à ressembler à un cocon, les singes déboulent de la forêt primaire en criant, les aigles royaux planent devant le salon, les têtes de cocotiers dansent, le sunset sur le National Parc, Kôh Samui est juste en face, et le soleil levant n’est pas loin, juste au dessus d’Haddrin.

Tout est en CO2 négatif, dès cinq heure du matin j’allume le feu de charbon de bois avec la fibre de coco, je sort la farine pour les pancakes et je râpe la coco de ma cocoteraie, c’est le petit dej de jungle, y’a pas RFM ni Facebook, et c’est parti pour deux heures d’entraînement, à la fraîche sous le chant des early birds de la forêt primaire, c’est le moment du tao sacré.

Y’avait que moi pour oser planter une maison dans un endroit pareil, un délire total, une merveille, encore que mon ami Peter en avait une magnifique, paumée en pleine jungle, et les nuits de mousson sous les orages étaient terribles.