Apocalypse Beach, roman

par Tanguy Lambert | Sommaire

Héroïne et magie noire

Fallait que ça tombe encore sur moi, je faisais office de police secours, d’urgence psychiatrique et de juge de proximité, je dois avoir la tête qu’il faut pour le rôle ! Avec moi, même la police des frontières se tient à carreau, ça file droit, je dois faire gendre idéal plus plus… en Floride j’aurais été élu shérif du comté par acclamation et pu enfin épouser la capitaine des pom-pom girls, non ? Le 18 aux tropiques, c’était donc trop souvent pour moi, et ce matin de bonne heure je devais éparpiller un deal d’héroïne, mais en douceur… Mission Impossible. Cette bande s’autodétruira dans cinq secondes, bonne chance. Un truc du genre.

J’arrivais donc tôt chez Lucy quand l’air a encore des grains de fraîcheur de la nuit, elle avait signé la veille pour la gérance du Sunset Bungalow, un ressort à l’abandon aux allures de vaisseau fantôme échoué en bordure de lagon et lové contre une arrête rocheuse s’avançant dans la mer, les bois gris usés par les tempêtes d’automne sont striées de noir, les toits de coco tassés par les moussons sont de la pâté à papier… mais au Sunset de mauvaise réputation, on sait qui traine par là, c’est Malee… une trentenaire aux yeux jaunes qui fait office de cuisinière, de femme de chambre, de pusher d’héroïne et de fille de joie passé minuit pour qui a dix euros à flamber, bucket de whisky coca on ice compris…

Lucy est son inverse, c’est ce genre de fille que j’aime bien, définitivement, grande athlétique, sans interrogation sur la beauté, enfin la sienne, des yeux trop bleu ciel bordés des quelques tâches de rousseur anglo-saxonnes réglementaires, élevée au grand air en surdose iodée de la Nouvelle Zélande et au Yoga dès la maternelle. Pas du genre à se maquiller comme une voiture volée à Marseille. Une femme, une vraie, pas un petit machin de quarante kilo en souffrance éternelle criant aux injustices patriarcales, classée donc d’emblée en catégorie amis pour la vie, best friend for ever… surtout que pour les filles d’Océanie, entendre un français parler anglais, c’est comme une brésilienne qui rigole en français, c’est totalement incontrôlable, une histoire d’hormones !

Donc quand j’arrive, Lucy et Malee sont dans une discussion que je qualifierais de vive alors qu’en bordure de lagon il est plutôt convenu d’entendre le clapotis des vaguelettes sur le sable, et là je me dis, joue la relax, tu vas marquer un but d’entrée histoire de calmer les tribunes et la dealeuse de second plan…

Malee a le regard mauvais des toxs en manque… j’ai apporté de l’encens, je file dans la cuisine pour y allumer deux bâtonnets que je reviens poser dans le temple miniature à Bouddha, puis j’y retourne en silence, j’ouvre la grande jarre en terre décorée de dragon pour emplir d’eau fraîche un bol en fer frappé que je viens poser à la table des négociations, pieds nus je m’assois en tailleur sur le banc, face à Malee, deux ou trois mot anodins en thaï pour bien faire comprendre à la gagneuse que je parle l’argot du coin… Sidérée, elle me fixe, ne parle plus, se lève et puis s’en va, c’est terminée, mission accomplie, il n’y aura pas de deal d’héroïne au Sunset… frapper vite et sans bruit… Lucy nettement soulagée, change de pose en rigolant : It’s easier with a man, hein ! – Yes parfois, pour la plomberie et le service d’ordre, disons que c’est plus inné…

Une semaine plus tard, bien après minuit, je coupe à travers la cocoteraie pour rentrer chez moi plus vite, quand j’entends un faible appel au secours venant du puit, je m’approche et stupéfié, j’aperçois Malee au fond dans l’eau noire que les reflets de lune font briller, qu’est ce qu’elle fait là à cette heure, personne autour ne peut entendre ses cris. Il est des mondes où avoir soif la nuit est plus dangereux que d’ouvrir la porte de frigo… pourquoi les esprits nous réunissent à nouveau, pour rejouer quel combat ?

Une situation improbable. Elle a du se demander deux secondes si j’étais là pour la sauver ou l’achever, si j’étais son ange ou son démon… c’est esprit contre esprit… je file chez le voisin Sockson, je le réveille vite fait, je sais où il range son échelle… je la ramène au puit, ouf elle est bien de la bonne hauteur, la naufragée remonte doucement jusqu’à attraper ma main et rejoindre le monde des vivants, elle reprends son souffle, on entends son cœur qui se calme… elle me remercie mains jointes, tête baissée très bas comme pour un prince, trempée, exténuée, elle respire la lassitude des vaincus survivants, soulagée d’être épargnée comme un gladiateur méritant… le voisin la réconforte, elle quittera l’île dans quelques jours.

Au bout de trois mois Lucy abandonne son rêve tropical et retourne chez son père s’occuper des kainawana, cheveaux redevenus sauvages, dont le nom maori veut dire : « mon souffle est ma nourriture »… on dirait une devise stupide de runners… non ? J’aime bien !

Faut-il croire aux coïncides ou aux esprits ?