Apocalypse Beach, roman

par Tanguy Lambert | Sommaire

Toujours ça qu’les prussiens n’auront pas

J‘ai grandi partout, on ne choisit pas son affectation, papa militaire, j’en ai connu des communales et des préaux, et après le cours de pipeau à la radio, on avait droit au gouter Mendès France: un quart de lait, et un petit sac craft avec une orange et un biscuit le paradis, merci Mendès, et tous en sarraus gris, si t’as pas connu les années 50, t’as raté ta vie… vraiment.

…y’avait pas encore de Coca-Cola, ni de Tang, en guise de boisson magique, le carré de chocolat râpé en copeaux dans le lait faisait l’affaire, et on avait les anciens francs, encore que grand-mère comptait parfois en sous et au déjeuner, fallait pas dire non au troisième service: « t’es malade? » et le plat finissait dans ton assiette à toi: « Toujours ça qu’les prussiens n’auront pas », tu pouvais pas dire non… et après c’était la mise en conserve de cornichon, j’avais intérêt à prendre des forces, le destin de la France éternelle ne reposait que sur mes capacités athlétiques… « Tant qu’y’en a pas un qui est en prison » pouvait ensuite clore toute discussion inutile… j’étais bon pour la Royale et pour finir en casquette à Brest même… du moment qu’on peut se finir à six heures du matin au bar des dockers de l’Arsenal, ça peut aller… y’a pire comme destin.

… y’avait pas Zara non plus, mais des tissus au mètre et des patrons, après tu te démerdes pour remonter le tout à la machine à coudre qui coince toujours son fil, et des fois on s’habillait chez Emmaüs avec les habits usés des autres, une chouette sortie, trop, magique comme une caverne d’Ali Baba, toujours mieux que la déplorable visite familiale du samedi midi, en face du Monoprix, je dis bien en face, parce que t’as juste le droit de regarder la vitrine, dedans c’est pas pour toi…

…on était souvent puni, t’avais pas intérêt à manquer de respect aux anciens, une trop grave faute de grammaire et t’avais juste le droit de présenter les doigts pour recevoir le coup de règle en fer, ouille ça flingue… mais tu cries pas, toute la classe te regarde, à la maison, la pire des punitions était l’interdiction d’aller jouer dehors, mais j’évitais toujours celle là, il fallait mieux finalement que j’aille faire mes conneries dehors avec le chien… à la limite on me confisquait Bob Morane, pas plus, tu pouvais toujours espérer voler un Marvel en remplacement, ou pas…

…y’avait pas Nintendo, au printemps c’était la chasse aux grillons avec l’instit, le kiff total et la classe au soleil, la fin du rang par deux, et avec maman c’était ramassage de pissenlits, la salade des pauvres, moins fun, avec six capsules de bouteilles de bière assorties, ça faisait largement une équipe de vélo imaginaire pour faire à la chiquenaude une étape de montagne du Tour de France sur un terrain vague, avant de se râper le reste des doigts jusqu’au sang en ramassant les osselets, dont les règles n’ont pas bougé depuis Socrate.

…on avait jamais droit à la télé le soir, sauf pour Intervilles, encore qu’on allait voir ça chez les voisins parce qu’on avait pas toujours la télé, mais on avait un tourne disque devenu collector, défense d’y toucher, trop compliqué pour les gosses, on rêvait devant les vitrines des traiteurs, l’inaccessible des magasins superflus, à la longue les sandwichs au saindoux, ça lasse, et les flageolets en boîte de 5 kilo aussi, maintenant ils vont chez le grec avec le smartphone, ça coute une blinde.

…une seule chose était certaine, on rentait toujours à la maison les pieds crottés, les genoux râpés au sang et la chemise trempée de sueur, parce qu’on avait joué aux voleurs ou fait le malin devant les filles, soixante ans après c’est toujours la même histoire, mais le t-shirt est en tissus technique, ça sèche plus vite, et on n’allait jamais au médecin mais au dispensaire, c’est mieux, on peut admirer les affiches contre l’alcoolisme et la tuberculose, ça fait rêver de l’enfer des autres donc ça rassure, y’a pire, mais tout ça c’était avant le covid et la télécommande…

Toujours ça qu’les prussiens n’auront pas !
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PS: en photo mes parents en 1949, à Lourdes

Edition: 31.01.22