Apocalypse Beach, roman

par Tanguy Lambert | Sommaire

Tribunal pour enfants

Quand je sent ses doigts s’enfoncer dans ma trachée-artère je ne bouge pas d’un demi-millimètre, je la regarde intensément dans les yeux, de toute façon je ne craint rien, surentrainé aux arts-martiaux il suffit que j’envoie l’énergie sans bouger pour que son poids plume aille se fracasser contre le mur d’en face, quelques secondes d’immobilité, le temps s’arrête, dans ces moments vous n’êtes pas en face de quelqu’un qui essaye de vous tuer car vous ne connaissez pas la fin de l’histoire, vous êtes en face que quelqu’un qui est en train de vous tuer, et c’est tout, quand c’est la personne que vous aimez le plus au monde, c’est glaçant, c’est vitrifiant, je préfère nettement les bagarres avec les voyous armés, les enfants jouent à mes pieds, la grande a compris la scène et monte sur le sofa pour attirer en arrière le bras de sa mère, ce n’était pas un moment de colère ou de scène de ménage, c’était une soirée paisible d’une famille dans les beaux quartiers de Montorgueil… choqué, je sort faire quelques pas dans la rue, il fait déjà nuit, je ne sais pas s’il faut que j’aille au commissariat, j’évacue cette solution rapidement, à cette heure les médecins sont fermés, je n’ose pas aller à la pharmacie, j’ai mal, la trachée est douloureuse, j’espère juste qu’elle va se remettre en place rapidement, depuis je suis en apnée, je ne respire plus, le souffle est comme définitivement coupé sauf quand je cours… et je n’ai jamais plus touché une femme depuis, c’est impossible…

Dix ans plus tard, à l’entrée du Boulevard du Palais je suis sapé comme un milord, le gendarme sec et athlétique gère les flux – Vous êtes avocat ? – j’aurais presque pu hocher de la tête et opiner du menton sans mot dire, style évadé de Midnight Express muet sous sa casquette… je fais des envieux, les habituels touristes poireautent une heure pour visiter la Sainte-Chapelle… les contrôles ne sont pas finis, il faut encore pousser la porte capitonnée du Tribunal pour Enfants, je connais les lieux et la procédure, c’est la seconde fois… Cette porte en cuir capitonnée me fascine, des milliers de mains y ont laissé une large marque patinée, les mains qui frappent et les mains qui protègent des coups, le stigmate des douleurs, puis encore une fouille des gendarmes avant le contrôle du Greffe, et je retrouve mes filles pas trop stressées, ça va… elles ont l’habitude des procédures, elles aussi…

Une salle d’audience de Tribunal pour enfant ce n’est pas les boiseries des Assises et des feuilletons TV, c’est le simple bureau du Juge et de sa greffière, soit deux tables encombrées face à une rangée de sièges, c’est privé bien sur. On entre, je connais déjà la juge et sa rigueur froide, cette fois, elle ne prend aucun gant, rien, nada, une volée dès la première phrase: « Madame, vous êtes accusée d’avoir à nouveau exercé des violences sur vos enfants, qu’avez vous à déclarer ? »

Oulala ! ça commence fort… rafale de scuds d’entrée, un ange passe, on entend presque le vomissement des B52 en approche, on s’attend à pire, la Justice apprécie peu les récidivistes, c’est rien de le dire… « Je reconnais que je peux m’emporter, mais les enfant ne sont vraiment pas faciles » Boom, le scud a fait des dégâts irrémédiables, dès la première phrase, la maman accusée de tentative d’homicide sur la plus petite, reporte la faute sur les enfants, c’est terminé pour elle… elle n’arrivera plus à s’expliquer, sa voix baisse comme si elle s’éteignait, je la vois avec peine et tristesse réaliser qu’elle ne peut plus manipuler pour se défendre, il ne lui reste plus qu’à capituler le regard las…

C’est à mon tour de parler, mon dossier est à charge, j’ai l’habitude, c’est tout le temps comme ça, mais je sais maintenant comment faire avec la Justice, j’ai appris, un mot gentil pour les enfants, puis: « Au cours de l’enquête sociale préalable, j’avais bien pris le soin d’attirer l’attention des travailleurs sociaux de la force des stéréotypes. Mais chassez le naturel et il revient au galop, le dossier pourrait me faire passer pour un clochard toxicomane. C’est plutôt amusant, si vous connaissez un sdf toxicomane de 61 ans qui fait le marathon en 4:45 avec une hépatite C bien déclarée, le cas va passionner le centre de recherche clinique de l’hôpital Cochin, il va y avoir réunion de crise et communication en urgence à l’OMS »… et j’enchaîne sur le droit… j’ai ridiculisé l’enquête des assistantes sociales…

Dans un sourire heureux, le juge me demande l’original de ma déclaration pour la joindre au dossier… à l’instant où elle saisit le feuillet, à la douceur de son regard, je sais que je viens de gagner un combat de 17 ans, avec peu de cessez-le-feu, c’est terminé, c’est fini, c’est long, c’est tellement long 17 ans… A la sortie du Tribunal, trop high, je plane complètement, j’évite de me saouler au bistrot face à la sortie où des générations de fraîchement divorcés se sentent obligés de partager un verre accompagné de phrases ridicules du genre: « restons bon amis » (traduction: casse toi connard)… je vais un peu plus loin, en face, à Notre-Dame qui n’a pas encore brulée pour décompresser des émotions fortes…

Encore quelques semaines de patience et le JAF me donnera la garde exclusive, week-ends et vacances comprises, on pourra rentrer à la maison et sortir la Nintendo. Franchement, j’aurais préféré dix ans de prison à cet enfer.
C’est tout pour aujourd’hui et les histoires tristes, cinq tentatives d’homicides en quinze ans, mais comme disait Cynthia Fleury, l’écriture est une thérapie et la vie est belle